Presque chaque musulman, quelque soit sa confession ou sa langue, et chaque arabe, donne aux cinq prières quotidiennes de l'Islam des variantes des même noms : Fajr / Ṣubḥ avant l'aube, Ḍhuhr à midi, `Aṣr à l'après-midi, Maghrib au coucher du soleil, et `Ichā’ au soir. Mais à partir de l'ouest de l'Egypte, la situation est tout autre, et on trouve des noms totalement différents pour les cinq prières. Par exemple, comparez les noms bien connus donnés ci-dessus avec ceux qui sont utilisés dans la plus grande langue berbère, le tachelhit (sud Marocain): ṣṣbaḥ, tizwarn, takʷẓin, tiwutch, et tin-yiḍs. Sauf le premier, ils semblent être sans relation.
Or, les noms des prières au Moyen-Orient n'ont pas toujours été aussi standardisés que maintenant. Al-Boukhārī nous donne le hadith suivant (#516):
“... Sayyâr ben Salama a dit : "J'entrai avec mon père chez Aboû-Barza. Mon père lui demanda comment l'Envoyé de Dieu faisait la prière canonique. “Il faisait, répondit-il, al-hajīr, que vous appelez al-’ūlā, aussitôt que le soleil déclinait ; puis, quand le soleil avait baissé, il faisait al-‘aṣr et, celle-ci finie, on avait le temps de retourner à sa demeure située à l'extrémité de Médine (pendant que le soleil était encore bien vivant)." J'ai oublié ce qu'il a dit d'al-maghrib. "Et il préférait de retarder al-‘ishā’, que vous appelez al-‘atama ; il n'aimait pas dormir avant cette prière, ni causer après elle. Il retournait d'al-ghadāt au moment où on y voyait de façon à reconnaître son voisin de prière, et il y récitait de soixante à cent versets du Coran.””En siwi, la langue berbère de l'Egypte, on utilise encore une série de noms qui pourraient avoir été pris presque directement de ce hadith : ils appellent les cinq prières sra (le matin), luli, la`ṣaṛ, mməghrəb, et l`ətmət. On trouve des traces de ces noms même plus loin ; au songhay (une langue de Mali et Niger), Dhuhr s'appelle aluula.
Ce même hadith explique le nom tachelhit du Dhuhr : tizwarn veut dire littéralement "les premières", une traduction littérale de l'arabe al-’ūlā. Ce terme n'est pas seulement répandu en berbère ; il est également, grâce au zénaga, la source du mot wolof (Sénégal), tisbaar. En soninké, la langue de l'empire médiéval de Ghana entre la Mauritanie et le Mali, une autre traduction littérale nous donne sállì-fànà (“prière-premier”), qu'a emprunté le bambara et beaucoup d'autres langues ouest-africaines.
Un autre hadith, moins bien attesté (Maṣḥaf `Abd al-Razzāq 2067) explique également le nom tachelhit de l'Icha:
“De Yaḥyā ben al-‘Alā’, d'al-A‘mash, d'Abū Wā’il qui a dit : J'ai demandé Ḥuḏayfa, et il m'a dit : Pourquoi m'as-tu demandé ? J'ai dit : Pour la conversation. Il a dit : “‘Umar ben al-Khaṭṭāb, que Dieu l'agrée, nous mettait en garde contre la conversation après ṣalāt al-nawm (la prière du sommeil).”En comparant avec d'autres versions du même hadith, on voit que la prière en question est l'Icha. Et en fait, tin-yiḍs en tachelhit veut dire littéralement "celle du sommeil". Cette forme est répandu en berbère, et elle a été traduite littéralement en soninké comme sákhú-fó (sákhú "sommeil", fó "chose"). Cette forme à son tour est introduite en songhay (saafoo) et quelques autres langues de la région.
Cela implique que :
- La terminologie islamique du berbère a été créé très tôt dans l'histoire de l'Islam, avant que ces formes variantes n'ont disparus de l'usage arabe ;
- Les soninké et les wolof ont appris l'Islam en grande mesure des berbères, et pas directement des arabes ;
- Les soninké ont joué un rôle important dans la propagation de l'Islam à des autres groupes ethniques en Mali et Niger.
(Ce billet résume une article à moi qui sera publié au Bulletin of SOAS, titrée "Archaic and innovative Islamic prayer names around the Sahara" [Noms archaïques et innovatifs des prières islamiques autour du Sahara].)